Aden (24 janvier 2001)

L’art contemporain est dans l’escalier…

Emmanuelle Lequeux

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Installations sonores, vidéos, emmitouflage au crochet d'objets, huit mairies d'arrondissement
de Paris invitent de jeunes artistes à sortir l'art des galeries, sans démagogie ni arrogance ...
Installation de Marie Legros au quatrième étage de la mairie du 10ᵉ arrondissement de Paris.

Elle caresse les barreaux doucement ; peau de sa main contre le métal, on l’imagine granuleux et froid. Puis fait glisser sur la grille une matraque, comme on gratte une corde : cela donne un son doux de harpe sourde ; et, si l'on met le casque, une ballade de guitares électriques, dont on ne sait se détacher. Pendant ce temps, sur le mur d'en face, un homme court, en rond, autour d'un terrain vague. Une course, juste
le bas du pantalon qui absorbe la boue et les détritus ; juste une main, qui tente de prendre possession de la ville ; un putsch absurde et sensuel sur l'espace urbain, fomenté par Marie Legros dans le cadre de Domaines publics : un projet invitant des artistes à occuper des mairies d’arrondissement (seules huit ont accepté).
Quatrième étage, mairie du 10ᵉ : l’installation de Marie Legros creuse cet étrange espace qui semble un podium pour rien, et métamorphose le hall immense: parquets solennels, jeu des coursives, des transparences et des opacités de l'architecture administrative. « C'est quoi ? » demande une vieille femme. « Une publicité ? » Cela semble la rassurer.« Une oeuvre d'art? Ah, contemporain, d'accord: il y a toujours des ordures dans l'art contemporain. »
Sortir l'art des galeries pour l'affronter au monde courant ; ne pas décorer, ne pas provoquer, interroger pourtant : le défi est immense ... Les quatre jeunes commissaires (Guillaume Désanges, Marie-Frédérique Hallin, François Piron et Aurélie Voltz) l'ont relevé sans arrogance, tentant d’ouvrir, simplement, une parenthèse dans un parcours administratif.
Parfois poétiques et souvent minimales, acceptant le risque d'une quasi-invisibilité, évitant la démagogie, les interventions one été conçu spécifiquement pour chaque lieu. La pièce d’Alessandra Tesi, dans le 8ᵉ, s'offre ainsi comme une dérive posée sous le ventre d'une enquête historique.
« Les gens de la mairie sont très attachés à une vieille trace de balle dans un mur, dont on connaît mal l'origine. Elle a été tirée un jour de 1871, en plein midi : comme un mystère en plein jour. Cela m'a donné envie de travailler sur l'état de suspension de ce lieu, où les choses flottent. Je voulais que mes images, filmées dans les espaces fermés au public, donnent l'impression de naître du bâtiment même, comme des fantômes. Une présence qui semble avoir toujours été là. Pour donner ce vertige d'être à l'intérieur de l'espace, tout en ne pouvant pas le voir. » Mairie du 2ᵉ, deuxième étage, une bâche de plastique sous un puits de lumière. Intervention crissante de Pierre Ardouvin, elle fait un ciel de lie cracra au divan Napoléon III / Conforama posé là, à n'attendre personne.
« 210 jaune ! 25 blanc ! Couloir passeports - cartes d'identité - cartes grises». Mairie du 16ᵉ, un haut-parleur, des chiffres dans le silence feutré. Tout est calme. Il y a juste un tricot rose sale qui a envahi tout le mobilier. Un élégant a posé son portable sur la table emmaillotée. Un autre, son postérieur insensible sur le siège crocheté ; tous ont pris leur ticket dans la machine emmitouflée comme un môme: personne n'a rien remarqué. Complètement incongrue et absolument a-spectaculaire, l’intervention passe inaperçue ... Jusqu'à quel point ? Comme toujours chez Antoinette Ohanessian, qui a tricoté ici avec Véronique Ellena, tout tient dans un infime décalage de sens. La capacité à faire glisser les évidences, sans qu’elles basculent. Ailleurs, égrené face au gris écaillé d’un ascenseur de la mairie du 19ᵉ, une voix d'enfant dresse une liste pour on ne sait quel départ, dans un montage sonore de Dominique Petitgand. Plus littéral, plus terrifiant, dans la cage d'escalier de la mairie du 6ᵉ, Catherine Helmer fait le récit d’une matinée : pendant qu'une voix lit les lettres de refus à un entretien d'embauche, elle raconte la métamorphose de son corps en numéro, dans la queue de la Caf. Face à vous, la porte automatique est déréglée, elle s'affole. Il fair froid dans l'escalier d’honneur.

Emmanuelle Lequeux

© Marie Legros M — 2023 — crédits