Art Press n°275 (janvier 2002)

Le Palais de Tokyo à l’ouest, le Plateau à l’est

Catherine Francblin

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Le Palais de Tokyo à l’ouest, le Plateau à l’est
des institutions à haut risque


En mai 2001, pendant les travaux, l’équipe du Palais de Tokyo publiait un petit livre contenant les réponses à une question posée aux acteurs du milieu de l'art: « Qu’attendez-vous d'une institution artistique du 21ᵉ siècle? » Une réponse sur cinq exprimait le souhait qu’une telle structure se révèle plus flexible, qu’elle puisse s'adapter en permanence « aux nouveaux besoins, contextes et conditions générés par la création artistique contemporaine. » Comme l'ont indiqué Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur dernier ouvrage¹, le terme de « flexibilité » est de ceux qui ont émergé dans la langue du management adoptée par le monde de l'entreprise depuis les années 80. Il est repris par Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud qui définissent l’institution (du 21ᵉ siècle) dont ils sont directeurs comme une structure flexible, susceptible de s’ajuster à des circonstances imprévues et changeantes. Vu sous cet angle, le Palais de Tokyo pourrait faire figure d'anti-Beaubourg - Beaubourg dont on connaît la lourdeur, aggravée par le caractère inamovible de certains personnels entrés il y a 20 ans et démotivés.
À l'inverse, la constitution ici d'une équipe jeune, engagée, soudée dans un projet commun, est un atout considérable. Depuis l'annonce du projet par Catherine Trautmann, en avril 1999, sa confirmation par Catherine Tasca et, surtout, le démarrage des travaux il y a un an, une fulgurante dynamique s’est mise en place sur la colline de Chaillot. Cela a d'abord été le choix des architectes, Anne Locaton et Jean-Philippe Vassal, qui héritent d'un chantier abandonné² de 20 000 m² dont une partie seulement est affectée au centre d'art contemporain. Ils disposent d'une enveloppe de 30 millions de francs³ pour métamorphoser l'imposant bâtiment en un lieu à l'image de l'art et de son public d’aujourd'hui. Leur référence : le marché couvert de la place Djema El Fnaa à Marrakech (Vassal a passé son enfance au Maroc), autrement dit un espace aussi peu muséal que possible, conçu non sur le modèle du cube blanc, mais sur celui des artères animées du sud. Dans ce quartier bon chic-bon genre, leur intervention, plus proche de l'installation (avec ce que cela suppose de mobilité, de précarité) que de la réhabilitation, risque de donner un sentiment d'inachevé. Le Palais de Tokyo, devenu «Site de création contemporaine», se présente désormais comme un grand déambulatoire à l'aspect brut de friche industrielle, aux volumes généreux, dans lequel pénètre amplement la lumière naturelle créée par les verrières. Se déployant sur 8 700 m² au total, il dispose d'un espace d'exposition de 3 500 m², auquel s'ajoutent de larges espaces de circulation du public, comme la travée centrale, le Salon sous l'escalier, le Stand à l'entrée ou la librairie, qui peuvent également accueillir des oeuvres et des artistes.

Un lieu «flexible»

Car c'est avant tout le lieu lui-même, débarrassé de ses cloisons lors des travaux du Palais du cinéma, qui doit être «flexible». Les espaces ne font pas l'objet de délimitations spécifiques. Expositions collectives ou individuelles se déroulent indifféremment dans le grand espace donnant sur l'esplanade ou dans les salles latérales. Les projets peuvent ainsi se contaminer ou plusieurs individualités se côtoyer sans former un ensemble. Le souci de flexibilité ressort aussi de la programmation. Pour qu’ici, comme dans un grand magasin célèbre, «il se passe toujours quelque chose», plusieurs manifestations à durée variable sont prévues simultanément. L’exposition la plus importante, sous la verrière (telle l’exposition collective d’ouverture, censée décliner les orientations de l’institution pour les trois ans à venir), se prolonge sur quatre mois, alors que les expositions présentées dans les salles latérales se tiennent pendant deux mois et que les projets intitulés Module, produits dans le cadre d’un partenariat avec la Caisse des dépôts et consignations (inauguré avec une œuvre de Melik Ohanian), se renouvellent chaque mois. En outre, tous les six mois, un artiste est invité à installer un Salon où le public peut venir lire ou boire un café. Sans compter les autres manifestations de courte ou de moyenne durée, comme la tribune offerte à des artistes ou des associations (le Stand), les promenades scénarisées à l’extérieur du bâtiment, en compagnie d’un artiste (les Tokyorama), ou les rendez-vous réguliers proposant débats, projections, concerts, défilés de mode, etc.
Autre pôle d’attraction supposé : le restaurant et son chef de renom : Bernard Leprince. Un vrai restaurant donc, de 340 m², ouvert sur l’avenue du Président Wilson, où l’on vient prendre un vrai repas ou seulement une salade. L’idée est évidemment d’attirer le public le plus divers avec une carte séduisante pour toutes les bourses et des horaires d’ouverture « parisiens », de midi à minuit. « Il faut que les gens aient envie de venir indépendamment du programme artistique, que ce soit un lieu de rendez-vous », martèlent en chœur Sans et Bourriaud, conscients de la difficulté qu’il y a à déplacer un public pour l’art contemporain. L’énergie déployée par les maîtres du lieu et leur équipe est en effet loin d’être superflue compte tenu de l’ampleur de la tâche. Commissaires d’exposition free lance pendant plusieurs années, Sans et Bourriaud semblaient jouir d’une certaine liberté. Ils se retrouvent aujourd’hui dans la ligne de mire de tous les professionnels, mis dans l’obligation de réussir là où beaucoup d’autres établissements similaires ont échoué, à savoir entretenir une institution exclusivement dédiée à l’art en train de se faire. Précisons : une institution de la taille de celle dont ils sont locataires et dont le fonctionnement, même si l’on s’efforce de travailler à l’économie (comme ont su le faire les architectes), a forcément un coût élevé tandis que les recettes de billetterie sont quasiment inexistantes. Certes, la subvention du ministère est généreuse, à la mesure de sa confiance dans le projet, mais elle n’est pas extensible, et comme la Galerie nationale du Jeu de paume, comme le Centre Pompidou, comme le musée d’art moderne de la Ville de Paris, le Palais de Tokyo est à la recherche de financements privés. Si les fonds réunis (voir encadré) sont insuffisants, il faudra rogner sur les projets puisqu’il n’est pas question d’adopter ici la position du Jeu de paume qui, soucieuse d’équilibre budgétaire, s’oriente de plus en plus vers des expositions destinées à générer des entrées. De ce point de vue, la situation du Plateau, l’autre centre consacré à l’art actuel ouvrant début 2002, paraît moins problématique. L’espace étant plus modeste, tous les frais y sont moins élevés.

L’esprit de persévérance

Avec ses 600 m² donnant de plain-pied sur la rue, le Plateau, dans le 19e arrondissement de Paris, présente, en effet, un aspect très différent. Non seulement parce que le Palais de Tokyo se trouve à l’Ouest, chez les riches, et le Plateau dans un quartier populaire, non seulement parce que le premier pourra plus facilement que l’autre donner le sentiment d’avoir revêtu un costume légèrement trop grand (l’obligeant à développer encore plus d’activités), mais surtout parce que les circonstances de sa naissance le placent d’emblée sous les meilleurs auspices. L’histoire du Plateau est édifiante et Eric Corne, son héros, pourra encore, dans trente ans, la raconter à ses petits-enfants. Tout commence en 1995 lorsque la société Stim-Batir, filiale de Bouygues, décide la construction d’un vaste ensemble immobilier sur les trois hectares de l’ancienne Société française de production. Estimant que ce projet ne prend pas en compte les besoins des habitants du quartier, Eric Corne crée l’association Vivre aux Buttes-Chaumont à laquelle adhèrent rapidement des centaines de résidents qui, au terme d’une bataille politico-financière acharnée, obtiennent que le promoteur réduise son programme, construise une crèche et octroie 10 % de la surface constructible à un centre d’art. C’est une belle victoire pour cet artiste militant qui a retenu d’un texte de Louis-René des Forêts un passage sur « l’esprit de persévérance ». De la persévérance, Corne en a encore montré quand il s’est agi de trouver les budgets nécessaires à l’aménagement et au fonctionnement du lieu (cf. ci-dessous). Son engagement, sa détermination, son intelligence de la situation imprègnent fortement l’espace qu’il co-dirige aujourd’hui (et pour deux ans) avec le directeur du Frac Île de France, désormais partenaire du Plateau.
Aussi la tentation est-elle grande d’opposer le Palais de Tokyo, dont l’initiative revient à l’État, au Plateau, imposé par les riverains. Mais faire du Plateau un contre-modèle du Site de création contemporaine ne rendrait pas forcément justice à cet espace atypique qui, lui aussi, cherche à inventer
« l’institution artistique du 21ᵉ siècle ». Qu’il ait été voulu par des « citoyens » est indéniable. Eric Corne n’est toutefois ni un naïf ni un démagogue. «
Je me méfie énormément de l’idée de faire de l’art une base réformatrice, voire rédemptrice, de la société. Nous devons prendre en compte le côté “autiste” de l’art comme de toute création. Je n’attends pas que, d’un seul coup, il y ait un intérêt soudain pour la création plastique contemporaine. » Moins MJC qu’on pourrait croire au premier abord, le Plateau n’a donc pas vocation, lui non plus, à proposer un art nécessairement « facile », susceptible d’être utilisé comme faire-valoir par les politiques. S’inscrivant dans un quartier populaire, il s’apprête évidemment à devoir tisser des liens avec un environnement social particulier (une maison de femmes célibataires, un foyer Sonacotra…). Mais le travail qu’envisage de mener le Palais de Tokyo avec le public (de proximité ou non), sans être identique, n’en est pas moins aussi hardi et complexe. Dans un pays si mal préparé que le nôtre à apprécier l’art actuel, il est peu probable que le bourgeois du seizième arrondissement de Paris soit beaucoup mieux placé pour s’y intéresser que n’importe quel individu d’un autre arrondissement.

La conquête de nouveaux publics

Ni opposés ni rivaux, les deux espaces parisiens se révèlent plutôt complémentaires et tous deux orientés vers la conquête de nouveaux publics. Si pas mal de mètres carrés et d’argent en caisse les séparent, leur programmation n’est pas antinomique. Elle est plus fortement « expérimentale » au Palais de Tokyo, plus nettement tournée vers les références historiques de l’art contemporain au Plateau. Ainsi Nauman, Cadere, Matta-Clark se retrouvent dans l’exposition inaugurale, à côté d’un hommage consacré à Robert Filliou, artiste autodidacte dont l’œuvre est exemplaire de cet « art participatif et anticipatif » qu’Eric Corne a toujours eu à l’esprit au cours de son combat. La jeune création a cependant également sa place au Plateau où l’on annonce un ensemble de productions spécifiques. Les deux structures se disent en outre attachées à l’idée de confier la responsabilité d’expositions ou d’événements à diverses personnalités extérieures. C’est d’ailleurs un impératif pour le centre d’art du dix-neuvième arrondissement, qui fonctionne avec une équipe de sept ou huit personnes, contre environ vingt-cinq au Palais de Tokyo. La seule différence pourrait résider dans le choix des intervenants. Eric Corne souhaite donner la parole à des critiques « restés dans l’ombre et dont le travail n’est pas reconnu », tandis que l’objectif du Palais de Tokyo est de « devenir la caisse de résonance de ce qui se passe sur la scène nationale et internationale ». Le premier a ainsi fait appel, pour l’exposition Filliou, à une jeune commissaire, Sylvie Jouval ; le second offre son Stand à la rédaction de la revue (+33)01.
L’identité des deux structures tient donc moins aux écarts de la programmation qu’à leur dimension respective. Paris manquait d’espace consacré à la création plastique contemporaine ; on ne se plaindra pas qu’il s’en ouvre deux en même temps. La fragilité de ces institutions est cependant patente. Si le manque de moyens risque de limiter l’action du Plateau, il menace également l’activité du Palais de Tokyo, mieux doté, mais dont les besoins sont considérables. Comme il y a peu de chances que l’État s’engage davantage en sa faveur, la survie du Site de création contemporaine dépendra de sa capacité à convaincre de nouveaux partenaires privés. C’est précisément là le sort que le 21ᵉ siècle réserve aux entreprises culturelles. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, en effet, une certaine forme d’action publique en matière d’art et de culture semble aujourd’hui révolue. Au modèle du
« tout Etat » qui a prévalu en France pendant des décennies, doit désormais succéder un modèle capable de préserver le domaine des arts plastiques tant des dérives du Capital que de l’influence excessive des pouvoirs publics, c’est-à-dire un modèle associant — bien que leur rôle ne puisse être confondu — argent public et argent privé. L’inauguration des deux institutions marque également le début de ce nouvel état de la société correspondant à ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello, précédemment cités, nomment « le nouvel esprit du capitalisme ». C’est finalement la perception de cette situation, autant que l’accueil du public et la réponse des artistes, qui décidera de la continuation, du développement et du rayonnement international ou non de ces structures.

Catherine Francblin

NOTES
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