Parachute n°112

Des corps, des âmes, des pieds… Les automates de Marie Legros

Vanessa Morisset

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"Chez Marie Legros, apparaissent des corps, constamment tronqués, comme des parties autonomes, dont elle dit pourtant qu’ils sont « rarement anonymes¹ ». Mais ne pense-t-on pas habituellement d’un corps qu’il est, au contraire, toujours anonyme ? Selon une tradition de pensée occidentale, dualiste, chrétienne, cartésienne, l’individu est un tout, composé d’un corps dont les parties sont maintenues ensemble par une âme qui le gouverne. Généralement logée dans la tête, l’âme est signifiée par un nom, voire un prénom dans la tradition chrétienne, lequel renvoie à l’identité. Par conséquent, sans âme, ni tête, point de nom : le corps ne saurait être le support d’une identité, et l’anonymat est le corollaire d’une métaphysique du nom. Ainsi Descartes, observant le monde, ayant choisi « d’y être spectateur plutôt qu’acteur », invite-t-il à rejoindre son constat à propos de passants qu’il aperçoit : « Que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui pourraient couvrir des machines artificielles qui ne se remueraient que par des ressorts² ? ». Privés de leur visage, de leurs yeux assimilés au miroir de l’âme, les hommes sont réduits à des mécanismes, des automates, anonymes. Mais, comme le suggère Mirzoza, héroïne de Diderot dans Les Bijoux indiscrets, qu’en serait-il si l’âme était, avant tout… dans les pieds³ ?
Fiction, hypothèse apparemment absurde, mais dont Mirzoza dit elle-même qu’elle est à la mesure de la stupidité de toutes les autres théories de l’âme. Expérience de pensée, cette idée a en réalité pour fonction de dénoncer l’hégémonie du visage qui dissimule une croyance métaphysique, infondée, contre laquelle les parties du corps se révoltent. À partir de la description d’une fantaisie inventée par Mirzoza, qu’on pourrait croire écrite pour le travail de Marie Legros, on comprend que l’identité ne dépend pas de la tête, mais des facultés que l’on développe :
« Ah ! s’il m’était donné seulement pour vingt-quatre heures d’arranger le monde à ma fantaisie, je vous divertirais par un spectacle bien étrange : en un moment j’ôterais à chaque âme les parties de sa demeure qui lui sont superflues, et vous verriez chaque personne caractérisée par celle qui lui resterait. Ainsi, les danseurs seraient réduits à deux pieds… les chanteurs à un gosier… il ne resterait à une joueuse que deux bouts de mains qui agiteraient sans cesse des cartes… les ignorants et les paresseux seraient réduits à rien. »
En dernier lieu, le propos de Mirzoza suggère que c’est par l’action et le savoir-faire du corps que l’on existe, et non par une âme créée par Dieu, de toute éternité.
Les vidéos de Marie Legros construisent des fictions proches de celle de Mirzoza, dans lesquelles des pieds ou des mains sont doués de volonté, des bustes tronqués sont des sujets d’action, assumant à eux seuls tout l’univers d’une personnalité, parfois dans un rapport métonymique, parfois dans un élan de révolte, en complicité avec la caméra, comme si le regard de l’artiste leur insufflait une vie. Son travail est une « vision rapprochée qui fragmente, qui fait saillir chaque aspérité et confère une vie autonome à ce que l’on tient pour accessoire ». Marie Legros montre les corps comme des automates débridés à la conquête d’une indépendance, attirant l’attention sur d’infimes détails, peut-être beaucoup plus significatifs que l’expression d’un visage censé refléter l’âme et l’identité : « Le fragment ne m’intéresse pas en tant que morceau d’un monde, cloisonné, spécialisé, mais davantage pour dire qu’il n’y a jamais de vision d’ensemble possible, il n’y a plus une idéologie qui vaut pour le tout ». Le tout de l’individu est démantelé pour faire surgir un autre type d’identité, à travers la singularité. Si les sujets qu’elle filme restent anonymes au sens littéral du terme, c’est en tant que condition de possibilité pour découvrir d’autres facteurs d’identité : pour montrer que les corps sont, pour peu qu’on y prête attention, « rarement anonymes ».
D’abord intéressée par la sculpture, Marie Legros découvre la vidéo en 1992, alors qu’elle décide de filmer une installation vouée à la destruction. Cette origine plastique, loin de ne constituer qu’une étape anecdotique, détermine son intérêt pour le thème du contact, du toucher, le plus matérialiste des cinq sens, celui par lequel la pensée naît du corps. Sa caméra ne cesse de s’approcher au plus près, de scruter, d’explorer, plus comme le ferait une main que comme un œil, une main qui taille ou qui modèle plutôt qu’elle ne caresse. Tout ce que Marie Legros donne à voir conserve une qualité sculpturale, comme si le fait de filmer équivalait toujours pour elle à la fabrication d’un objet. Son regard transforme ses sujets en automates, la réalité en une fiction où les corps, les mains, les pieds… seraient autonomes, découpés et placés « encore vivants dans le contexte de l’art ».
Avant de se consacrer pleinement à la vidéo, elle réalise des performances, comme Accolade à la Fondation Cartier en 1995, où la recherche de contact prend un sens dramatique et vivement émotionnel : seule au milieu de piles de vêtements qu’elle déplie et replie sans cesse, telle une Pénélope abandonnée, elle appelle quelqu’un pour la prendre dans ses bras…
Ce passage par la performance se prolonge dans le travail vidéo de Marie Legros puisqu’elle ne réalise pas des films au jour le jour, constitués d’images « à la sauvette ». Elle organise des actions pour la vidéo, comme Vito Acconci, auquel elle se réfère. De même que l’artiste américain conçoit des exercices où il expérimente les sens en les isolant, avec un bandeau sur les yeux, les oreilles bouchées, par exemple, dans Association Area (1971), Marie Legros produit des fictions qui expérimentent des situations.
Souvent classée parmi les artistes de l’intime, parce qu’elle apparaît fréquemment dans ses images, elle ne propose pourtant pas un travail d’autofiction, dans la mesure où elle ne met pas en scène sa propre histoire. Son corps est un outil au sein d’un dispositif : « Le corps est une citation utilisée comme matériau¹⁰ ». Le corps est la matière première de son travail, à la manière de Bruce Nauman, dont elle rejoint le constat et la décision¹¹ :
« Quand j’ai quitté l’école… je n’avais aucune chance de pouvoir parler de mon œuvre. Beaucoup de choses parmi celles que je faisais alors ne menaient à rien, et j’ai donc cessé de les faire. Je me suis retrouvé seul dans l’atelier, et je me suis posé la question fondamentale de ce qu’un artiste fait lorsqu’il se trouve ainsi. Ma conclusion fut que j’étais un artiste et que j’étais dans l’atelier, et que par conséquent tout ce que je faisais dans l’atelier devait être de l’art. Et ce que je faisais en réalité, c’était boire du café et marcher de long en large. Il s’agissait alors de structurer ces activités de sorte qu’elles soient de l’art, ou qu’elles aient la cohésion nécessaire pour devenir accessibles aux gens¹². »
De même, les vidéos de Marie Legros donnent à voir des activités structurées auxquelles elle apporte la « cohésion nécessaire ».
L’un de ses premiers travaux en vidéo, Bègue (1992), est visuellement proche de Open Book (1974), vidéo dans laquelle Acconci se contraint à parler en gardant la bouche grande ouverte, dans un cadrage très serré. La vidéo de Marie Legros exhibe la bouche d’un bègue à qui elle a demandé de réciter des lettres d’amour. Les yeux étant hors champ, la personne est cruellement réduite à son seul handicap et devient exemplaire d’un genre, suggérant l’idée que l’on ne sort pas de l’anonymat par le visage, mais peut-être plus précisément par le regard, telle la passante surgie de la foule chez Baudelaire¹³. L’image est d’autant plus cruelle que le bègue est placé malgré lui dans une situation de séduction, dont on imagine qu’elle lui est rarement accessible. Mais, de même que la série des Aveugles (1986) de Sophie Calle¹⁴ qui donne à voir le visage dont l’aveugle est lui-même privé, cette œuvre oblige le spectateur à sortir de son habituelle attitude de commisération, et à ne pas détourner le regard de l’organe qui éclipse l’individu : la bouche gigantesque qui sculpte les mots à sa manière apparaît comme une machine singulière, autonome, qui transgresse les conventions pour le plaisir de son propre fonctionnement.
En 1997, elle réalise une autre vidéo qui isole une partie du corps, Les liens, concentrée sur les gestes des mains. Les bras de deux personnes sont liés, l’une accomplissant des tâches définies, comme compter de l’argent, tandis que l’autre se laisse guider. Dans un projet qui rend hommage au Pickpocket (1959) de Bresson et à l’analyse qu’en donne Deleuze, l’attention est portée sur la spontanéité de la main (ne serait-ce pas la main qui dénombre les billets de banque avant que l’entendement ne prenne acte de l’information ?) et la question du rôle de la manipulation dans la pensée.
Cette interrogation sur la primauté du corps et l’autonomie de ses parties est conduite à son paroxysme avec deux œuvres ultérieures, Marcher sur les choses (1997) et Masse critique (2002), qui éprouvent la capacité métonymique des pieds dans leur rapport à la personne, en contraste avec l’idée de fétichisme. Car le fétichisme, s’il isole une partie du tout, procède à l’inverse de la métonymie, comme l’illustre un célèbre aphorisme du poète autrichien Karl Krauss : « Il n’est pas d’être vivant plus malheureux sous le soleil qu’un fétichiste qui désire ardemment une chaussure de femme et qui doit se contenter de la femme tout entière¹⁵ ». Le fétichiste prélève une partie sur le tout, c’est pourquoi il s’attache à un objet qui, en tant tel, peut devenir sa propriété. Alors que dans le rapport métonymique, la partie se suffit à elle-même parce qu’elle est déjà un tout, non pas une globalité, mais un fragment autonome.
Ainsi, dans Marcher sur les choses, vidéo où l’on suit le parcours de deux pieds dans un appartement (selon deux versions, une sans embûche et une autre pleine d’obstacles), la capacité expressive devient si forte, le pied rivalise si bien avec la tête, qu’il pourrait, non sans violence, s’y substituer. Comme dans le schéma nietzschéen de la « volonté de puissance » où, au sein du corps, cet « édifice collectif de plusieurs âmes¹⁶ », toutes les entités se livrent à une lutte pour la domination, ici les pieds s’imposent pour guider la personne tout entière. En effet, « le processus de décision semble exclusivement émaner de ces pieds tout-puissants¹⁷ ». Ils escaladent des obstacles, bureau, chaise, coussin, sur lesquels leurs chaussures à talon n’auraient jamais dû les conduire, écrasent les objets domestiques, la caméra laissant complaisamment apparaître, à l’occasion, l’élastique d’une chaussette. Ces pieds, « qui affichent, avec leurs talons hauts, un signe fort, presque caricatural, de la féminité¹⁸ », loin d’offrir une chaussure au fétichiste, semblent entrer en sédition, se rebeller contre le cliché auquel la femme soumet son corps.
Masse critique reprend le thème du « pied tout-puissant », mais en le démultipliant puisque la caméra filme les pieds de passants au portillon d’une gare (gare de l’Est, Paris), tôt le matin. Pris par le temps, dans un moment où ils quittent irrémédiablement et à regret leur sphère privée pour entrer dans celle, sociale, du travail, les passants semblent emportés par un mouvement que dirigent leurs pieds, les contraignant à aller où ils ne voudraient peut-être pas. L’effet mécanique d’automates agités qui émane de ces images est accentué par une autre vidéo, S.O.S (2002), avec laquelle Masse critique est projetée au sein d’une installation. Une vieille dame suspend à sa fenêtre une couverture capitonnée de couleur, sans doute à l’adresse des passants dans la rue. Le contraste entre la multitude et la solitude, le travail et la retraite, l’urgence du temps et la langueur, interroge cette fois-ci la notion d’activité par le biais de ses deux extrêmes, l’agitation et l’indolence ; comme si le corps autonome, trop rapide ou trop lent, se déréglait sous le poids d’une structure sociale. Marie Legros explore ici les limites de l’automate.
Toute une partie de son travail aborde ce thème de l’automate dans un sens plus critique où le corps, toujours aussi frondeur, lutte contre un carcan encore plus oppressant. Dans Sur Place (1996), un personnage féminin est filmé des pieds au buste et inversement. Une machine à poulie, hors champ, imprime à la caméra un mouvement régulier en spirale, comme « un ruban imaginaire qui se déroulerait puis se ré-enroulerait¹⁹ », mécanisme similaire à celui qu’utilise Michael Snow dans La Région centrale (1970-71). Mais si, chez Snow, le mouvement de la caméra efface la présence du réalisateur, répondant à la théorie typique des années 70 de la disparition de l’auteur particulièrement développée par Michel Foucault, ici, le caractère mécanique, et par conséquent, l’anonymat, rejaillit sur le sujet filmé. La machinerie émet un son métallique, plus proche d’une forge titanesque que des nouvelles technologies, qui communique au corps sa mécanicité : le corps de la femme devient un mannequin en construction, une poupée presque monstrueuse vêtue à la hâte de vêtements trop justes.
Ce thème de l’être mécanique, de la machine en éveil, entre la naissance de Vénus et Frankenstein, est exacerbé dans Blondie, c’est toi qui compte (1997). L’image, d’abord fixée en gros plan sur les mailles d’un pull synthétique, oscille ensuite entre le buste et le visage d’une femme allongée, sur le son mécanique d’une sorte de respiration artificielle. Filmé par-dessous, ce visage à la bouche entrouverte est scruté de si près que sa peau apparaît comme de la cire. Ainsi, « l’idéal de beauté préétabli », « la relation lisse au visage, au corps », en somme tout ce que l’on attend de la féminité, sont mis à mal : « Blondie, c’est une protestation féminine, une femme qui veut échapper aux normes de la consommation du corps pour ne pas être soi-même un objet de consommation²⁰ ». La transformation de la femme en automate, en poupée grimée qui caricature les héroïnes des films de série B, exprime, d’une manière beaucoup plus directe et violente que chez une artiste comme Cindy Sherman, l’enfermement du corps dans les clichés issus de la publicité et de la télévision.
De même, dans Blondie, 7 jours sur 7, à Paris (1997), travail qui prolonge le précédent, la figure de la blonde sexy est négligemment symbolisée par une perruque et un tee-shirt rouge, revêtus par sept jeunes femmes que Marie Legros traque chacune à leur tour dans différents quartiers de Paris. Comme le ferait un criminel que seuls quelques signes particuliers intéressent, l’artiste suit la balade de ses modèles qu’elle présente comme un seul être interchangeable. La panoplie de « Blondie », même mal ajustée, portée par des femmes qui pourtant ne se ressemblent pas, parvient à gommer les différences.
Enfin le carcan du corps social vole en éclats avec Hommes puissants (1998). La caméra, dans un mouvement d’allées et venues, opère le balayage systématique d’une salle de réunion, entièrement filmée à travers un filtre flou, comme ceux qui masquent les visages des témoins anonymes à la télévision. On aperçoit tout de même les silhouettes d’hommes en costume, leurs documents devant eux. La caméra s’arrête tour à tour sur l’un des personnages, le déterminant à entonner une comptine : « Trois petits chats »… « Loup, y es-tu ? »… « Ainsi font, font, font, les petites marionnettes »…
« Un petit doigt qui bouge et ça suffit pour m’amuser »… La caméra les invite à une régression infantile qui s’assimile, dans le cadre du travail de Marie Legros, à une rébellion. Car, comme chez Deleuze et Guattari pour qui la « ritournelle » est à la fois un moyen de se rassurer et de s’échapper, la comptine, ici, témoigne d’un besoin de retrouver une assise, le chez-soi rassurant de la sphère privée, au-delà des situations de porte-à-faux auxquelles conduisent parfois les rôles sociaux ; en même temps, elle exprime une volonté de sortir de soi pour recommencer autre chose. Hommes puissants illustre à sa manière le propos de Deleuze et Guattari, « c’est la chanson qui est elle-même un saut²¹ ». La chanson, le corps, la caméra composent un dispositif subversif, dénonçant ce que Nietzsche appelle la « ruse pour anémier la vie à mort²² », les élaborations de l’esprit qui cloîtrent l’être dans des normes.
Ainsi, non seulement le corps n’est pas anonyme, mais il est peut-être la seule source créatrice d’identités, au-delà des rôles imposés ou empruntés, la femme sexy, les hommes d’affaires, tout ce qui compose la géographie d’un corps social figé qui utilise le visage comme alibi spirituel. À l’instar de Tire-toi (1998), installation vidéo qui confronte une femme de dos et un visage, la révolte du corps contre la tête est en fait celle du corps contre le regard qui juge. Si le corps a pu être assimilé à une prison, c’est seulement en tant qu’il est prisonnier d’une image²³.

Vanessa Morisset est critique d’art et collabore notamment aux Cahiers du Musée national d’art moderne. Elle vit à Paris.

NOTES
© Marie Legros M — 2023 — crédits